Rony Cély, Claude Jean-Pierre, Charles Henri Salin : la Guadeloupe face à sa justice

Le 9 janvier 2024 à Goyave, Rony Cély, 39 ans, diagnostiqué schizophrène, est abattu de huit balles par un gendarme lors d’une intervention. L’affaire, filmée par la caméra-piéton du militaire, suscite une onde de choc : la version officielle parle d’une riposte nécessaire face à une menace armée, la famille dénonce un usage disproportionné de la force et le non-respect des protocoles pour personnes en crise psychiatrique, alors même que la maladie de la victime était connue des forces de l’ordre. La fuite, un an plus tard, d’extraits de la vidéo relance la colère et le débat sur la justice et la police en Guadeloupe.

La procédure judiciaire s’ouvre sur deux enquêtes : l’une pour tentative de meurtre sur personne dépositaire de l’autorité publique (visant la victime décédée), l’autre pour « violence par personne dépositaire de l’autorité publique ayant entraîné la mort sans intention de la donner » (visant le gendarme), lequel est placé sous le statut de témoin assisté, un choix perçu localement comme le prélude à un non-lieu, à l’instar des grandes affaires hexagonales.

La tension ne faiblit pas depuis l’affaire Claude Jean-Pierre, retraité mort en 2020 après avoir été violemment sorti de son véhicule par deux gendarmes à Deshaies. Malgré des images vidéos accablantes, le procureur avait requis un non-lieu, avant que le juge d’instruction ne décide, sous la pression populaire, la poursuite de l’enquête.

L’histoire judiciaire de la Guadeloupe est marquée par la mémoire de l’affaire Charles Henri Salin (1985), jeune lycéen abattu par un gendarme dans un contexte d’insurrection indépendantiste. Le procès, dépaysé à Paris, s’est achevé par un acquittement au nom de la légitime défense, laissant dans la population le sentiment profond d’une justice coloniale, exogène, et d’une impunité institutionnalisée.


1946-2025 : la violence d’État, de l’assimilation inachevée à l’impunité contemporaine

La départementalisation, promesse d’égalité trahie

La loi du 19 mars 1946 fait de la Guadeloupe un département français, censée garantir égalité et citoyenneté. Mais au-delà du symbole, l’application lente et incomplète des droits économiques et sociaux, la persistance d’inégalités criantes (SMIC minoré, prestations sociales inférieures, prime de vie chère réservée aux fonctionnaires venus de l’Hexagone), et le maintien d’élite économiques héritées du système colonial (usiniers békés) nourrissent un sentiment de « citoyenneté inachevée » et de domination persistante.

La politologue Françoise Vergès parle d’« État républi-nial », où la colonialité du pouvoir se perpétue derrière les apparences républicaines, par le biais de hiérarchies raciales, sociales et institutionnelles.

La répression, instrument de la gestion sociale

Entre 1946 et 1966, la violence policière en Guadeloupe n’est pas une succession de bavures : elle est un instrument délibéré de gestion de l’ordre social postcolonial. Les grèves ouvrières (canne à sucre, fonctionnaires) sont systématiquement réprimées par des forces venues de métropole, notamment les CRS, perçues comme une force d’occupation brutale et étrangère.

L’épisode le plus sanglant reste le massacre de la Saint-Valentin au Moule, le 14 février 1952 : quatre morts (dont une femme enceinte), quatorze blessés par balles, fusillade sans sommation sur une foule de grévistes, chasse à l’homme, et aucune poursuite judiciaire — les CRS seront félicités et décorés par l’État.

La répression ne connaît pas de sanction : ni à la Saint-Valentin, ni lors du massacre de mai 1967 à Pointe-à-Pitre (87 à 200 morts selon les sources), ni dans les années 1980 où face aux nuits bleues un lycéen de 15 ans est pris pour cible par un gendarme. Cette impunité structurelle forge une mémoire collective traumatique et une défiance irréversible envers l’État et sa justice.

La France métropolitaine : violence d’État et impunité, mais mémoire différente

En métropole, la période 1946-1966 est elle aussi jalonnée de répressions brutales : grèves ouvrières sanglantes (1947-48, six morts chez les mineurs, des milliers de condamnations et licenciements), massacre du 17 octobre 1961 (plus de 200 Algériens tués à Paris lors d’une manifestation contre le couvre-feu), répression de Charonne (9 morts en 1962). Mais la mémoire de ces violences reste fragmentée, et l’impunité est garantie par des lois d’amnistie ou des non-lieux prononcés pour raisons politiques.

La doctrine du maintien de l’ordre privilégie la force contre toute contestation perçue comme subversive — et la répression des populations colonisées en métropole importe les méthodes les plus extrêmes des guerres coloniales.


Le traitement judiciaire : convergence des textes, divergence des pratiques

Un droit national… à deux vitesses

Jusqu’en 2017, le cadre juridique français distingue le régime strict de la légitime défense (article 122-5 du Code pénal) pour la police, exigeant nécessité, proportionnalité et concomitance de la riposte, et un régime dérogatoire pour les gendarmes, issu du décret de 1903 puis du Code de la défense, leur permettant un usage plus permissif des armes. Cette dualité crée une inégalité structurelle, le seuil de justification étant plus bas pour la gendarmerie.

La loi du 28 février 2017 (article L435-1 du Code de la sécurité intérieure) unifie et assouplit le régime pour policiers et gendarmes, permettant l’usage de l’arme en cas « d’absolue nécessité » et de manière « strictement proportionnée », y compris contre des personnes en fuite « susceptibles de perpétrer » des infractions graves. Ce glissement vers une appréciation subjective du danger — dénoncé comme un « permis de tuer » — abaisse le seuil de la force létale et favorise structurellement la défense des agents.

En métropole, la culture du non-lieu

Les cas emblématiques (Luidgi Duquenet en 2010, Hocine Bouras en 2014, Angelo Garand en 2017) illustrent la tendance lourde des juges d’instruction à clore les dossiers d’homicides policiers par ordonnance de non-lieu, souvent validée jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme, au motif de la légitime défense ou du bénéfice du doute. La parole des agents assermentés prime, les zones d’ombre persistent, et le débat public contradictoire est évité.

Seules les affaires où la victime n’est pas armée (Mohamed Gabsi, 2020) peuvent aboutir à des mises en examen, encore rares.

En Guadeloupe, un procès public comme soupape sociale

L’affaire Charles Henri Salin marque une différence fondamentale. Dans un territoire où un non-lieu serait perçu comme une manifestation de « justice coloniale », le procès public agit comme une « soupape de sécurité ». Il met en scène un débat contradictoire et déplace la responsabilité vers un jury populaire, conférant une légitimité procédurale à la décision, même si elle aboutit à un acquittement. Cependant, le procès fut dépaysé à la Cour d’assise de Paris, loin d’un jury de citoyens guadeloupéens, ce qui a été perçu comme une manœuvre visant à garantir l’acquittement. Le gendarme fut acquitté au motif de la légitime défense.

Aujourd’hui, cette spécificité est menacée par l’uniformisation du droit national et la pression du précédent métropolitain (affaire Garand) qui favorise l’impunité des forces de l’ordre, même dans des dossiers sensibles.


Une justice perçue comme exogène, une police vue comme force d’occupation

La composition des forces de l’ordre en Guadeloupe reste massivement exogène : la très grande majorité des gendarmes sont originaires de métropole, affectés en mission courte, sans enracinement ni connaissance des codes locaux. Cette distance culturelle et sociale alimente le discours militant dénonçant une « force d’occupation ». Le même constat vaut pour les magistrats, souvent issus de l’Hexagone et perçus comme étrangers aux réalités du territoire.

Ce décalage structurel influence jusqu’à la pratique judiciaire : la perception d’un danger par un agent isolé dans un « territoire hostile » est plus facilement admise, la légitime défense (y compris « putative ») trouve un terrain favorable, et l’argument de la protection de l’agent tend à prévaloir.


Les facteurs aggravants : inégalités, défiance, pressions sociales

La Guadeloupe cumule chômage massif (près de 20 %), pauvreté endémique, coût de la vie élevé, et inégalités héritées de la structure coloniale. Les mouvements sociaux, comme la grève générale de 2009 ou le LKP, expriment une colère qui déborde le simple cadre de la question policière. Dans cet environnement, chaque intervention des forces de l’ordre, chaque décision judiciaire, prend une dimension politique et mémorielle.

La société civile guadeloupéenne, très mobilisée (collectifs de victimes, syndicats, avocats), exerce une pression constante sur les institutions. Les médias locaux jouent un rôle décisif dans la visibilité des affaires, contrastant avec la relative indifférence des médias nationaux.


Dispositifs de contrôle : entre suspicion et revendication d’indépendance

Les inspections internes (IGGN/IGPN) sont systématiquement perçues comme corporatistes et peu indépendantes, surtout dans un contexte où les agents mis en cause sont jugés par leurs pairs venus de l’Hexagone. Le Défenseur des droits, les instances internationales (ONU, Conseil de l’Europe) multiplient les rappels à l’ordre sur la nécessité d’enquêtes indépendantes, sur le profilage racial, et sur la traçabilité des interventions.

L’indépendance du juge d’instruction demeure, en Guadeloupe, la seule garantie d’un contrôle effectif et est parfois la seule barrière contre la culture du non-lieu — comme l’affaire Klodo l’a montré.


Les nouveaux enjeux : psychiatrie, formation, et recrutement local

Les affaires récentes (Rony Cély, Claude Jean-Pierre) mettent en lumière l’incapacité des forces de l’ordre à gérer les crises psychiatriques : la formation initiale est jugée dérisoire, les protocoles de désescalade rarement appliqués, et la violence reste la réponse par défaut. Les recommandations unanimes des rapports d’experts et des associations réclament :

  • une réforme du cadre légal, abrogeant ou révisant l’article L435-1 pour revenir à une légitime défense stricte et objective ;
  • un recrutement volontariste d’Ultramarins dans la police et la gendarmerie locales pour réduire la fracture culturelle ;
  • une formation approfondie à la gestion des troubles psychiatriques et à la désescalade ;
  • la création d’un organe d’enquête indépendant des hiérarchies policières et militaires.

La justice guadeloupéenne à la croisée des chemins

L’analyse de 80 ans de traitement judiciaire des violences policières en Guadeloupe et en France montre une convergence des textes, mais une divergence profonde des pratiques et des perceptions. Le non-lieu, perçu comme une anomalie institutionnelle en métropole, est vécu en Guadeloupe comme la confirmation d’une justice coloniale, partiale et protectrice de l’État.

Les affaires Claude Jean-Pierre et Rony Cély sont des tests décisifs. Leur issue dira si la Guadeloupe s’aligne sur la tendance nationale à l’impunité ou si elle impose, sous la pression de sa société civile et de son histoire, un procès public, contradictoire, et porteur de reconnaissance.

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