Steeve Rouyar, Symbole d’un Piège
L’histoire de Steeve Rouyar, expert-comptable guadeloupéen de 44 ans, arrêté à Lomé le 6 juin 2025 et accusé d’atteinte à la sûreté de l’État togolais, n’est pas un fait divers consulaire. C’est le miroir d’un drame postcolonial, une tragédie géopolitique qui révèle les fractures et les manipulations à l’œuvre dans les relations complexes entre l’Afrique, les Caraïbes et l’ancienne puissance coloniale, la France. Derrière le sort d’un homme se cache l’histoire d’un idéal, celui du panafricanisme, broyé entre deux stratégies de pouvoir qui, sous des dehors opposés, servent le même objectif : le maintien d’un ordre établi. L’affaire Rouyar est l’histoire d’un homme sacrifié sur l’autel de deux « souverainetés d’apparence » : celle, autoritaire et de façade, du régime togolais ; et celle, protectrice, mais à géométrie variable, de l’État français. C’est le récit d’un piège où un militant de la libération se retrouve, par une ironie tragique, transformé en agent de l’Occident et son calvaire, en outil de dissuasion.
Le Contexte Guadeloupéen : La Montée d’une Conscience Africaine
Pour comprendre l’enjeu que représente Steeve Rouyar, il faut d’abord comprendre le contexte guadeloupéen dont il est issu. Depuis plusieurs années, la Guadeloupe vit une profonde mutation identitaire. Le narratif officiel de la « créolité », longtemps promu par les institutions françaises pour définir l’identité antillaise comme un métissage unique, mais distinct de l’Afrique, se fissure. Une nouvelle génération, instruite des réalités de l’histoire de la traite négrière — non pas une vente entre Africains, mais bien un système de razzias et de capture violente organisé par les Européens —, rejette cette assignation identitaire.
Conjugué aux maux contemporains de la départementalisation — cherté de la vie, scandale de l’empoisonnement des terres au chlordécone, sentiment d’être un « Français de papier » —, ce réveil historique nourrit une puissante reconnexion avec l’Afrique. De plus en plus de Guadeloupéens se reconnaissent comme des diasporiques Africains, membres d’un peuple déporté, mais dont le lien avec la terre mère n’a pas été rompu. Ce mouvement de conscience panafricaniste alimente un nouveau souffle indépendantiste, rappelant l’effervescence politique des années 1980. C’est dans ce climat de bascule identitaire que Steeve Rouyar, militant engagé qui s’est présenté à plusieurs élections en Guadeloupe, a fait le choix de quitter son île non pas pour la France, mais pour le Togo, sur la terre de ses ancêtres, non en touriste, mais pour s’y installer et participer, par ses compétences, à son développement. Un acte politique et personnel d’une puissance symbolique immense.
Le Piège Togolais : La « Souveraineté de Façade »
Le Togo que découvre Steeve Rouyar est à des années-lumière des révolutions populaires qui ont porté au pouvoir de nouveaux dirigeants au Mali, au Burkina Faso ou au Niger. Ces transitions, faites avec le peuple et sans effusion de sang, contrastent violemment avec la réalité du régime togolais. Loin du vernis souverainiste que lui prêtent certains médias, le pouvoir en place à Lomé est une dictature familiale qui règne depuis 1967, marquée par des scrutins contestés, une répression brutale de toute opposition et l’usage systématique de la torture, comme le documentent les rapports d’Amnesty International et de la FIDH.
La réforme constitutionnelle d’avril 2024, qualifiée de « coup d’État constitutionnel » par l’opposition, a été le détonateur des manifestations de juin 2025. Dans ce contexte, l’arrestation d’un ressortissant étranger, de surcroît français et militant, est une aubaine pour le régime. Elle lui permet de déployer une stratégie classique des pouvoirs autoritaires : fabriquer un récit d’ingérence étrangère pour délégitimer un mouvement de contestation populaire purement interne. En présentant Steeve Rouyar comme un comploteur, le gouvernement togolais se drape dans une « souveraineté de façade ». Il ne s’agit pas de défendre le pays contre une menace extérieure, mais d’utiliser un prétexte extérieur pour mater sa propre dissidence. L’incarcération d’un diasporique comme Steeve Rouyar, venu participer au développement du continent, devient ainsi l’incarnation paradoxale et tragique de ce que le régime combat en apparence : un relais de l’ordre occidental, un « Français » venu semer le trouble.
Le Calcul Français : Le « Silence qui Parle »
Face à l’incarcération d’un de ses citoyens dans des conditions dénoncées comme « inhumaines », la réaction de l’État français est un cas d’école de calcul géopolitique. L’analyse de la réponse officielle révèle une « diplomatie à géométrie variable », comme le montre la comparaison avec d’autres cas. Alors que pour des otages au profil de « victime innocente » (journaliste, touriste) ou pour des élus consulaires, la mobilisation de l’État est publique et véhémente, le Quai d’Orsay a opposé un silence quasi-total à l’affaire Rouyar.
Ce silence n’est pas une absence de politique ; c’est une politique en soi. Il est un acte délibéré qui sert les intérêts de la France dans sa propre guerre narrative contre l’indépendantisme guadeloupéen. En laissant la situation s’envenimer, la France permet à l’opinion publique en Guadeloupe de voir se matérialiser un spectacle politiquement très rentable pour elle : un militant indépendantiste, qui prônait la rupture, se retrouve contraint de réclamer l’aide et la protection de l’État français qu’il critiquait. Son sort devient une parabole, une mise en garde.
Plus encore, l’affaire réactive les stigmates les plus tenaces de la propagande coloniale : l’image d’une Afrique instable, violente, où règnent l’arbitraire et la dictature. Les médias n’ont plus la situation haïtienne comme unique sujet de diabolisation du noir à présenter au peuple guadeloupéen, maintenant ils ont aussi le cas togolais. Le drame de Steeve Rouyar devient une arme de dissuasion massive contre toute velléité de rapprochement avec l’Afrique et tout projet d’indépendance en Guadeloupe.
Le Martyre Paradoxal
L’affaire Steeve Rouyar expose la tragique ironie de la condition postcoloniale. Le militant panafricaniste, qui a traversé l’Atlantique pour renouer avec sa terre d’origine et participer à sa renaissance, se retrouve broyé par les logiques d’appareils d’État. Pour le régime autoritaire togolais, il est le bouc émissaire parfait, l’agent de l’étranger qui justifie la répression. Pour l’État français, son calvaire est une opportunité politique inespérée, l’exemple vivant des périls qui guetteraient une Guadeloupe « livrée à elle-même » ou trop proche de l’Afrique.
Son combat pour la libération devient ainsi un spectacle dont les principaux bénéficiaires sont les forces mêmes qu’il combattait. Le martyre de Steeve Rouyar n’est pas seulement celui d’un homme innocent, mais celui d’un idéal. Son cas est une leçon douloureuse qui doit nous interpeller : la quête d’une souveraineté réelle ne pourra jamais s’accommoder des « souverainetés d’apparence » qui sacrifient leurs propres frères sur l’autel de la raison d’État.
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