La diplomatie est un art feutré, mais la controverse qui entoure le Sommet des Amériques a des allures de rupture brutale. La décision, désormais récurrente, d’exclure Cuba, le Nicaragua et le Venezuela de ce forum hémisphérique a cessé d’être un simple incident. Officiellement, il s’agit de protéger un cénacle de “démocraties”. Mais pour une part croissante des nations latino-américaines et caribéennes, cette justification est devenue inaudible. Elle est perçue comme la manifestation d’une « arrogance impériale » et l’application d’un deux poids, deux mesures qui ne trompe plus personne.

Face à ce schisme grandissant, une question iconoclaste, presque taboue, émerge : et si, au nom de ces mêmes principes démocratiques, la participation des États-Unis eux-mêmes était remise en cause ? En retournant le miroir que Washington tend à ses voisins, l’analyse critique de son propre système politique et social dresse le portrait d’un pays en profond décalage avec les idéaux qu’il prétend défendre. La question n’est plus seulement diplomatique. Elle est une question de cohérence.


L’Hégémonie Contestée – Genèse et Crise d’un Ordre Américain

Pour comprendre la crise actuelle, il faut remonter à la genèse du Sommet. Convoqué pour la première fois par Bill Clinton à Miami en 1994, dans le contexte géopolitique singulier de l’après-Guerre Froide, l’événement fut présenté comme la célébration d’une « communauté de sociétés démocratiques ». Le projet était clair : institutionnaliser le leadership américain en fusionnant les concepts de “démocratie” et d'”économie de marché”, sous l’égide du “Consensus de Washington”, ce cadre de réformes néolibérales promu par les institutions financières basées à Washington.

Dès le départ, l’exclusion de Cuba a posé l’axiome fondateur : le Sommet n’est pas un forum géographique de toutes les Amériques, mais un club politique dont Washington se réserve le droit d’admission. Cette politique a fini par engendrer sa propre contestation. Au Sommet de 2012, les nations de la région déclarèrent à l’unanimité qu’elles ne participeraient à aucun futur sommet si Cuba n’était pas invité, plongeant le processus dans une crise existentielle. Cette volonté d’autonomie s’est institutionnalisée avec la création de la CELAC (Communauté des États Latino-Américains et Caribéens) en 2011, un forum régional conçu explicitement sans les États-Unis ni le Canada.

La crise de 2022, où le boycott mené par le président mexicain Andrés Manuel López Obrador a été largement suivi, a transformé la CELAC en une véritable plateforme de coordination politique face à l’unilatéralisme américain. Ce bras de fer a mis en lumière la norme, imposée par les États-Unis eux-mêmes : pour participer au Sommet, il faut être une “démocratie”. Il est donc non seulement légitime, mais nécessaire, d’appliquer ce standard à son principal instigateur.


Le Verdict des Faits – Portrait d’une Oligarchie Fonctionnelle

Si l’on évalue la démocratie américaine non pas sur ses rituels, mais sur la répartition réelle du pouvoir, le diagnostic est sans appel. L’étude de référence des politologues Martin Gilens et Benjamin Page, après analyse de près de 1 800 décisions politiques, est devenue une pièce à charge incontournable. Leur conclusion : l’influence du citoyen américain moyen sur les politiques publiques est « minuscule, proche de zéro, et statistiquement non significative ». Le système politique américain ne correspond ni au modèle de la “démocratie électorale majoritaire”, ni à celui du “pluralisme majoritaire”. Il répond parfaitement aux théories de la « domination des élites économiques » et du « pluralisme biaisé ». En clair, la majorité ne gouverne pas.

Cette oligarchie est cimentée par des mécanismes structurels d’une redoutable efficacité :

  • L’Argent comme Droit Constitutionnel : La décision Citizens United v. Federal Election Commission de la Cour Suprême en 2010 a dynamité un siècle de régulations en assimilant les dépenses politiques des entreprises à la liberté d’expression. Elle a ouvert la voie aux “Super PACs”, des entités pouvant dépenser des sommes illimitées, et à la “dark money”, des milliards de dollars circulant anonymement via des organisations à but non lucratif. Depuis cette décision, les dépenses des milliardaires dans les élections ont été multipliées par 163. À cela s’ajoute le lobbying institutionnalisé, dont les dépenses (3,5 milliards de dollars par an en 2012) représentent cinq fois le montant des contributions de campagne, et sont à 84% le fait d’entreprises.

  • Une Architecture Électorale Biaisée : La volonté populaire est également faussée par l’architecture même du système. Le gerrymandering, le redécoupage partisan des circonscriptions électorales, utilise des techniques de “cracking” (dispersion des électeurs adverses) et de “packing” (concentration des électeurs adverses) pour créer des cartes où les politiciens choisissent leurs électeurs, et non l’inverse. Le Collège Électoral, quant à lui, est un héritage direct de l’esclavagisme. Il fut un compromis pour que les États du Sud puissent compter 60% de leur population esclave dans le calcul de leur poids politique, leur accordant un pouvoir disproportionné. Aujourd’hui, ce système continue de produire des effets antidémocratiques, permettant à des candidats de remporter la présidence en perdant le vote populaire et en diluant le pouvoir politique des électeurs afro-américains, massivement concentrés dans des États du Sud où leur vote est “submergé”.


Le “Contrat Racial” – La Hiérarchie comme Pilier de l’Ordre Américain

Le déficit démocratique américain est inextricablement lié à son fondement le plus profond : la suprématie blanche. Comme l’a théorisé le philosophe Charles W. Mills, la véritable constitution non écrite de l’Amérique est un « Contrat Racial ». Il s’agit d’un accord tacite entre les personnes définies comme “blanches” pour s’établir comme des citoyens de plein droit, tout en définissant les populations non-blanches comme des “sous-personnes”. Ce n’est pas une simple affaire de préjugés, mais un système politique de domination qui se perpétue aujourd’hui sous des formes modernes et dévastatrices.

  • Le “Nouveau Jim Crow” : La Prison comme Outil d’Exclusion Politique : La juriste Michelle Alexander a démontré que l’incarcération de masse, déclenchée par la “Guerre contre la Drogue”, fonctionne comme un nouveau système de caste raciale. Alors que les études montrent que les taux de consommation de drogues illégales sont similaires, voire plus élevés, chez les Blancs, la répression a été menée de manière sélective dans les communautés de couleur. Le résultat est un système qui emprisonne les hommes noirs à un taux cinq fois supérieur à celui des hommes blancs. La statistique du Sentencing Project est glaçante : un homme noir né en 2001 a une chance sur cinq d’être emprisonné au cours de sa vie.
    Mais l’aspect le plus insidieux est ce qui se passe après la sortie de prison. Une condamnation pour crime grave entraîne une « mort civile ». Les ex-délinquants sont “verrouillés dehors” : ils perdent le droit de vote dans de nombreux États, sont exclus de l’accès au logement social et aux bons alimentaires, et font face à une discrimination massive à l’emploi en devant cocher “la case” sur les formulaires de candidature. Il s’agit d’un mécanisme puissant et légal pour écarter des millions de citoyens, majoritairement non-blancs, du processus démocratique.
  • L’Éducation, Machine à Reproduire les Inégalités : L’école publique, pilier de la citoyenneté démocratique, est devenue un outil de stratification. Le problème central réside dans sa forte dépendance aux impôts fonciers locaux. Ce système crée mécaniquement un apartheid éducatif de fait : les districts riches, où la valeur immobilière est élevée, lèvent des fonds substantiels pour leurs écoles, tandis que les districts pauvres, qui accueillent une part disproportionnée d’élèves de couleur, disposent de budgets dérisoires. Ce système ne se contente pas de refléter les inégalités, il les institutionnalise et les perpétue à travers les générations, s’assurant que les populations qui auraient le plus d’intérêt à contester le statu quo sont structurellement moins équipées, intellectuellement et civiquement, pour le faire.

  • Violence et Suppression : À ce tableau s’ajoutent des stratégies contemporaines de suppression du vote qui ciblent les minorités (lois sur l’identification exigeant des documents que les pauvres et les minorités sont moins susceptibles de posséder, comme au Texas où un permis de port d’arme est accepté mais pas une carte d’étudiant) et une violence policière systémique. Les études montrent que les Noirs et les Hispaniques sont plus de 50% plus susceptibles de subir une violence non létale de la part de la police et que les victimes noires tuées par la police avaient 23% moins de chances d’être armées que les victimes blanches.


L’Empire et son “Blowback” – Quand la Politique Étrangère Corrompt la Démocratie

Enfin, la posture impériale des États-Unis est fondamentalement incompatible avec une démocratie intérieure saine. Le concept de “blowback”, issu du jargon de la CIA, décrit les conséquences imprévues d’opérations secrètes qui finissent par “revenir” frapper le pays. Le renversement du premier ministre iranien en 1953 qui a semé les graines de la révolution de 1979 ou le soutien aux moudjahidines en Afghanistan qui a contribué à la formation d’Al-Qaïda en sont des exemples classiques.

Cet état de “guerre permanente” (contre le communisme, la drogue, le terrorisme) justifie une expansion massive du pouvoir exécutif, créant une “présidence impériale” qui opère dans le secret et avec une faible responsabilité. Il justifie également la surveillance de masse et l’érosion des libertés civiles au nom de la sécurité. Cette dynamique alimente directement ce que le théoricien Sheldon Wolin a appelé un « totalitarisme inversé »: la peur d’une menace extérieure, manipulée par l’exécutif, pousse des citoyens craintifs à accorder docilement des pouvoirs d’exception, remplaçant le débat démocratique par une gestion sécuritaire.


Une Question de Cohérence pour l’Avenir des Amériques

Alors, les États-Unis devraient-ils être exclus du Sommet des Amériques ? Poser la question n’est pas appeler à une politique de la chaise vide, aussi tentante soit-elle. C’est utiliser un miroir pour révéler une hypocrisie fondamentale qui mine la crédibilité de l’ensemble du système interaméricain. Le droit que s’arroge Washington d’exclure des nations au nom de la démocratie est la projection internationale d’un ordre intérieur lui-même oligarchique et racialement hiérarchisé, qui a toujours fonctionné en définissant des “inclus” et des “exclus”.

Le refus croissant des nations de la région de se plier à cette logique n’est pas un soutien aux régimes de La Havane ou de Caracas. C’est une affirmation de souveraineté. C’est un rejet du droit que s’arroge une puissance de définir unilatéralement les règles du jeu. C’est un appel à un véritable multilatéralisme. Pour que le Sommet des Amériques ait un avenir, il devra cesser d’être le club privé d’une hégémonie en déclin pour devenir ce qu’il aurait toujours dû être : un dialogue entre égaux. Un dialogue où chaque participant, à commencer par le plus puissant, serait enfin prêt à regarder en face ses propres et profondes contradictions.

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