Le 1er décembre 2003, un sketch de l’humoriste Dieudonné M’bala M’bala sur une chaîne du service public a agi comme un catalyseur, déclenchant une campagne de facto visant à son exclusion de la sphère publique. Loin d’être un simple “dérapage”, cet acte de transgression majeur a provoqué une riposte coordonnée des élites politiques, associatives et intellectuelles françaises. Analyse exhaustive d’une stratégie qui a transformé un comique populaire en paria et redéfini les limites de l’humour en France.

Le sketch diffusé ce soir-là dans l’émission à grande écoute « On ne peut pas plaire à tout le monde » de Marc-Olivier Fogiel n’était pas un accident, mais l’aboutissement d’une radicalisation politique déjà entamée par Dieudonné. En choisissant une plateforme de premier plan, il a sciemment orchestré la mise en lumière de son humanité face un système qui cherchait à le déshumaniser depuis un certain temps. La contre-offensive qui a suivi n’a donc pas cherché à débattre avec un artiste, mais à neutraliser un acteur politique jugé dangereux.


L’Acte de Guerre Idéologique

La performance était une provocation calculée. Déguisé en juif orthodoxe intégriste avec chapeau noir et papillotes, Dieudonné a adopté la persona d’un colon israélien extrémiste pour livrer une diatribe contre “l’axe américano-sioniste”. Le point culminant fut le salut final : le bras tendu, accompagné du cri “IsraHeil!”.

L’analyse de ce geste est sans ambiguïté : la contraction entre “Israël” et le salut nazi “Heil Hitler” établit un parallèle direct et choquant entre l’État d’Israël et l’idéologie nazie. Cet amalgame, perçu non comme une critique politique, mais comme une invective à caractère antisémite, a constitué le cœur de la transgression.

La déflagration fut immédiate. Les standards téléphoniques de France 3 ont été saturés. Une première vague de courriels a dénoncé un antisémitisme flagrant, qualifiant la performance de “pantomime nazie” et de “lynchage de juif”, mettant en cause la responsabilité de la chaîne et de l’animateur. Très vite, une seconde vague de messages de soutien a afflué, invoquant la liberté d’expression ou relativisant la gravité du sketch en le comparant à un racisme anti-noir jugé plus systémique et moins sanctionné. Cette fracture a révélé des tensions communautaires et idéologiques profondes qui allaient durablement agiter la France.


La Riposte des Élites : Une Exclusion Programmée

La réaction en France ne s’est pas limitée à une condamnation morale. Elle s’est traduite par une convergence d’actions politiques, judiciaires et intellectuelles formant une campagne multiforme d’exclusion.

Le Front Politique et Administratif : La Scène Interdite

La condamnation politique fut unanime. Alexandre (Alex) Moïse, porte-parole en France du Likoud, le parti d’Ariel Sharon a affirmé que Dieudonné “incarne la haine raciale” et que “la démocratie doit se protéger”. Cette réprobation s’est vite transformée en sanctions professionnelles : la direction de l’Olympia a annulé ses représentations, une décision saluée comme une “grande victoire pour la démocratie”. D’autres villes comme Voiron, Rouen et Aix-les-Bains ont suivi, le privant de ses lieux de travail et de ses revenus.

Un décalage s’est alors créé. Fin 2004, la justice a relaxé Dieudonné. Cet acquittement a généré un vide juridique et une frustration chez ses détracteurs. La volonté de mettre fin à sa carrière s’est alors déplacée du terrain pénal vers le terrain administratif. L’argument du “trouble à l’ordre public” est devenu l’outil privilégié des maires et des préfets pour interdire préventivement ses spectacles, une stratégie encouragée par le gouvernement pour obtenir un résultat concret : l’impossibilité pour l’artiste de se produire.

Le Front Judiciaire : L’Usure par le Droit

Dès décembre 2003, le procureur de la République de Paris a engagé des poursuites pour diffamation publique à caractère racial. Des associations comme la LICRA, l’UEJF et le MRAP se sont immédiatement constituées parties civiles.

Cependant, fin 2004, le tribunal correctionnel de Paris a prononcé la relaxe, estimant que le sketch visait la caricature d’un extrémiste et non “la communauté juive en général”. Malgré cet échec, les associations ont maintenu une pression judiciaire constante. Leur objectif a évolué : il ne s’agissait plus de gagner un seul procès, mais de constituer un dossier exhaustif de ses “dérapages” pour documenter un antisémitisme récurrent et, à terme, justifier son ostracisation complète.

Le Front Intellectuel : La Disqualification Morale

L’intervention d’intellectuels de premier plan a été cruciale pour façonner l’image d’un paria.

  • Bernard-Henri Lévy, dès le 12 décembre 2003 dans Le Point, a qualifié Dieudonné d'”antisémite”, puis de “chef de bande” et de “fils de Le Pen”, l’extrayant du champ de l’humour pour le placer dans celui de l’idéologie d’extrême droite.

  • Alain Finkielkraut a analysé son discours comme une “obsession” pathologique pour les Juifs, théorisant l’expression d’un “antisémitisme black blanc beur”. Il a affirmé que Dieudonné avait brisé le dernier tabou post-Shoah : le droit au “ricanement total”.

Cette requalification d’artiste en idéologue fut une manœuvre stratégique. Elle a fourni le cadre moral légitimant les actions politiques, en présentant les mesures prises non comme de la censure artistique, mais comme une défense nécessaire de la République face à un discours de haine. L’affaire a aussi redéfini les limites de la satire, la phrase de Pierre Desproges, “On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde”, étant abondamment citée pour justifier son exclusion. Ainsi, un verdict moral sans appel, prononcé par les élites, a entraîné une sanction de facto là où la sanction légale avait fait défaut.


Un Écho Lointain : La Perspective Américaine

Outre-Atlantique, la réaction fut plus mesurée et tardive. Les grandes organisations juives américaines comme l’Anti-Defamation League (ADL) ont condamné Dieudonné, mais leurs interventions les plus notables sont survenues des années plus tard, en réaction à la “quenelle” ou à son film “L’Antisémite”. Le qualifiant de “comic performer anti-sémite”, leur rôle fut celui d’une caisse de résonance internationale plutôt que d’un acteur moteur.

Aucune réaction de responsables politiques de l’administration Bush, du Congrès ou d’intellectuels américains de premier plan n’a été relevée dans les mois qui ont suivi. Ce silence s’explique par la divergence fondamentale entre les traditions juridiques : alors que la loi française (comme la loi Gayssot) réprime le négationnisme, le Premier Amendement de la Constitution américaine offre une protection beaucoup plus large aux discours, même les plus odieux. L’affaire est donc restée, à ses débuts, essentiellement franco-française.


Une Carrière Terminée par Consensus

La fin de la carrière “mainstream” de Dieudonné n’a pas été le fruit d’une décision unique, mais le résultat d’un consensus puissant au sein des élites françaises. Une convergence d’acteurs a manifesté une volonté claire de mettre un terme à sa présence sur la scène traditionnelle. Les politiques ont utilisé le pouvoir administratif pour le priver de ses scènes, les associations ont mené une guérilla judiciaire pour l’épuiser et le délégitimer, et les intellectuels ont fourni la justification morale à son exclusion. C’est cet ensemble d’actions coordonnées qui a rendu son ostracisation socialement et politiquement acceptable, justifiant une exclusion de fait des circuits culturels traditionnels.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *